La mariée avait relevé sa voilette pour entrer dans la salle de la mairie. Sa courte traîne la suivait, de même que les regards des quelques passants. Jamais ils n’avaient vu un tel spectacle : une femme vêtue d’une robe blanche en toute simplicité, coiffée d’un joli diadème retenant quelques centimètres de tulle au-dessus de ses yeux, entrait dans l’hôtel de ville d’un pas décidé au crépuscule. Seule. Pas de marié, pas de témoin, pas de cortège.
Seule. Décidée.
L’agent d’accueil la regarda, mi-surpris, mi-las. Il était presque l’heure de fermer. Il s’apprêtait à le lui faire remarquer, ne songeant même pas à lui demander ce qu’elle voulait, lorsqu’elle claqua vigoureusement ses deux mains sur le bureau :
— Où est-il ?
— Madame, je ne sais…
Elle se pencha par-dessus le guichet et le saisit au collet :
— Où… est… cette ordure… de Jean-David ?
Devant la fureur de la femme, le pauvre hère bredouilla de vagues instructions, appuyées par un doigt tremblant dirigé vers les escaliers. Elle le lâcha et entama son ascension. Les marches s’arrêtaient au premier étage, à peine éclairé par la lumière déclinante. Elle planta un doigt rageur dans le minuteur, et les néons vacillèrent avant de projeter leur lueur blafarde sur les chaises fatiguées et les vieux magazines de ce couloir d’attente. Elle les dépassa et ouvrit la porte du cabinet de travail en face d’elle.
Jean-David était assis derrière son bureau, penché sur une feuille qu’il s’apprêtait à parapher. Le stylo resta en suspens.
— Denise, commença-t-il en se levant.
En trois enjambées furieuses, la femme était devant la table qui la séparait de l’objet de sa colère. Elle attrapa la lampe qui luttait contre la nuit tombante et la projeta contre le mur.
— Espèce de chien galeux. Comment as-tu pu faire ça ?
Il leva les mains dans un geste d’apaisement, sans effet visible sur Denise, qui semblait toujours autant bouillir.
— Attends, je vais t’expliquer. Tout d’abord, sache que l’Organisation n’était pas d’accord avec ce que tu allais faire.
Quelques heures plus tôt
La mariée avait abaissé sa voilette pour entrer dans l’église. Sa courte traîne la suivait, de même que les regards des quelques passants. Ils avaient pourtant déjà vu ce spectacle des dizaines de fois : une femme vêtue d’une robe blanche en toute simplicité, coiffée d’un joli diadème retenant quelques centimètres de tulle devant ses yeux, entrait dans l’église d’un pas décidé, au milieu des convives.
Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que c’était là l’aboutissement de son plan pour approcher sa cible : le PDG de Name Inc., pour l’élimination duquel elle allait être grassement payée. L’homme ne se montrait jamais en public, il n’approchait jamais d’une vitre qui n’était pas blindée, les personnes qui l’entouraient étaient triées sur le volet… elle n’avait trouvé qu’une solution pour le faire sortir de son trou à rats : séduire son abruti de fils et le convaincre d’inviter son père au mariage. Heureusement, elle avait pu ne pas consentir à tous les sacrifices pour cela… elle repensait à tous ces mois sous couverture, qui aboutiraient enfin. Lors de la photo avec les parents (il avait refusé de la conduire à l’autel, elle, la pauvre orpheline, mais il ne couperait pas à cette tradition), elle l’aurait sous la main. Elle connaissait suffisamment de manières de tuer un homme à mains nues et rapidement, et elle avait déjà prévu sa sortie de secours. Dans quelques heures, elle pourrait siroter son verre en toute sérénité, en regardant son compte en banque grossir, grossir…
Mais elle n’avait pas prévu le revirement qui arrivait : elle vit bien son « futur époux » devant l’autel, mais aucune trace de la cible. Elle s’efforça de garder le sourire, et lorsqu’elle atteint « l’autre idiot » et son air désolé, elle lui lança :
— Mais où est ton père ?
— Il… il a eu un empêchement, répondit-il penaud.
— Quoi ? rétorqua-t-elle en le fusillant du regard, oubliant un instant son rôle.
— Apparemment, on lui a dit qu’il n’était pas en sécurité, il a parlé d’une organisation qui…
Elle ne le laissa pas finir : elle fit volte-face en laissant tomber son bouquet sur place et sortit en trombe de l’église.
— Jean-David, ne me dis pas que tu as ruiné mon travail de plusieurs mois sans me prévenir ? Tu te rends compte de ce que ça m’a coûté ?
— Oui, je le conçois, mais il est intouchable.
— Ah, et pourquoi donc ?
— Les chefs ont un plan pour lui.
— Je m’en moque.
— Pas eux. Écoute, tu vas devoir aller les rencontrer. Ils t’expliqueront, ils n’ont rien voulu me dire.
La mariée lui jeta un regard courroucé, mais l’homme semblait plutôt convaincant. Elle le connaissait depuis longtemps et se doutait qu’il n’oserait pas lui mentir, de peur qu’elle le découvre. Il la connaissait depuis longtemps et se doutait de ce qu’elle lui ferait dans ce cas.
— Très bien, lâcha-t-elle. Vas-y.
Visiblement soulagé, il se retourna vers la bibliothèque qui ornait le mur derrière son siège et attrapa un exemplaire usé d’un recueil de textes de loi dépassées. Celui-ci s’inclina mais ne quitta pas le rayonnage. À la place, l’étagère coulissa et révéla un caisson circulaire, fait de métal et de verre, debout dans une alcôve de pierre.
Denise contourna le bureau et prit place dans l’appareil. Jean-David tapota sur un clavier alphanumérique sur le côté du dispositif et recula. Le caisson se mit à vibrer légèrement pendant quelques secondes, avant d’émettre un plop étouffé et de se retrouver vide. L’homme, seul dans la pièce, soupira en regardant l’écran du clavier. Il affichait en caractères rouges « Dimension β-1633 ».
— Bonne chance, Denise.
Commentaires récents