(Ceci est la traduction d’un article de Rachel Matt Thorn que vous pouvez lire en version originale ici)

Alors que j’essaie toujours de rédiger une introduction cohérente sur le thème principal de ce blog (à savoir, le déclin des shōjo), j’ai décidé de briser ce silence gênant en publiant à nouveau un essai que j’ai écrit en 2004, et qui semble pertinent au regard de la controverse au sujet de l’attribution du rôle de Motoko KUSANAGI à Scarlett Johansson dans la version hollywoodienne de Ghost In The Shell. Il y a déjà beaucoup d’essais dont les auteurs expliquent pourquoi ce choix est mauvais. Plutôt que d’en rajouter, je propose cet article dans l’espoir que certains y réfléchissent à deux fois avant de se défendre comme je l’ai si souvent vu ces derniers jours : « les personnages du manga originel n’ont pas l’air japonais », ou « de toutes façons, les personnages du manga originel sont occidentalisés ». Ces personnages ne sont ni « occidentalisés » ni « blancs » : votre esprit est conditionné depuis toujours à penser ainsi, parce que ces personnages ne présentent pas les marqueurs raciaux stéréotypés inventés par les Occidentaux.

Au passage, suite à la publication de cet essai, j’ai reçu plus de mails haineux que jamais. Je me doute que le publier à nouveau m’en vaudra encore plus. Les commentaires particulièrement immondes seront effacés.


J’ai présenté de nombreuses conférences sur les manga à des publics occidentaux, mais quel que soit le thème, au moment des questions du public, les participants me posent systématiquement la même : « Pourquoi tous les personnages sont-ils caucasiens ? » Vous vous êtes peut-être posé la même question.

Ce à quoi je réponds par une autre interrogation : « Qu’est-ce qui vous fait penser qu’ils le sont ? » La plupart du temps, c’est à cause des « yeux ronds » ou des « cheveux blonds ». Quand je demande ensuite à la personne qui m’a posé la question si elle connaît réellement quelqu’un, caucasien ou pas, qui ressemble exactement à ces dessins hautement stylisés, il arrive qu’on me réponde : « Et bien, ils ont plus l’air caucasiens qu’asiatiques ». Si l’on prend en compte la grande variété de traits chez les personnes d’ascendance tant européenne que d’Asie de l’Est, et le fait que ces dessins ne se rapprochent d’aucun de ces traits, il est étrange de considérer que ces illustrations ressemblent « plus » à tel ou tel peuple. Il est clair à présent (du moins, je l’espère) que le sujet de la discussion n’est pas la réalité anatomique objective, mais plutôt la représentation.

Les marqueurs sont un des concepts centraux de la sémiotique, concept élaboré par le linguiste Roman Jakobson dans les années trente.* Une catégorie « non-marquée » est considérée comme acquise. Elle est si évidente pour le locuteur et le destinataire du message qu’il n’est pas nécessaire de la marquer. Au contraire, ils considèrent une catégorie « marquée » comme déviant de la norme, et ils ont donc besoin de l’identifier par un marquage. Les mots « man » et « woman » sont des exemples bien connus en anglais. Depuis des millénaires, « man » signifie à la fois « être humain » et « être humain mâle adulte ». Le mot « woman » vient du mot composé « wife-man », et évoque la relation entre le nom signifié et la catégorie « non-marquée », « man ».

Pour les dessins, nous avons affaire à des représentations visuelles plutôt que verbales, mais le concept de « marquage » est tout aussi important. Aux États-Unis, mais aussi dans toutes les régions du globe dominées par l’Occident, la catégorie non-marquée, en dessin, serait celle d’un visage européen. Celui-ci est considéré comme le visage par défaut. Dessinez un cercle, ajoutez deux points pour les yeux et un trait pour la bouche, et vous obtenez un visage européen, dans la sphère européenne. (Plus précisément, vous obtenez un visage d’homme européen. Pour en faire un visage de femme, vous devriez ajouter des cils). Les non-européens, cependant, doivent être marqués dans les dessins ou les peintures, tout comme ils le sont dans les conversations quotidiennes (comme par exemple dans « j’ai un ami noir qui… »).

Nous avons vu disparaître les marqueurs, grotesques, d’ethnie et de race qui étaient monnaie courante dans les décennies passées. Mais ces marqueurs ont été remplacés par d’autres, certes moins offensants mais tout aussi stéréotypés. Les non-européens au sein de cultures dominées par l’Occident intègrent personnellement ces standards, et en plus de se voir régulièrement rappeler leur statut de « Différent », se retrouvent contraints d’adhérer au système symbolique eurocentré. Si une américaine d’ascendance asiatique veut écrire un livre pour enfants afin de renforcer l’estime de soi des enfants américains-asiatiques et de partager leurs expériences avec les autres, elle devra d’abord faire en sorte que les lecteurs comprennent que les personnages sont asiatiques. Par conséquent, et qu’elle le fasse consciemment ou non, elle utilisera des marqueurs stéréotypés reconnaissables par tous, tels que des yeux « bridés » (une représentation exagérée du pli épicanthique qui est la plupart du temps plus prononcé chez les est-asiatiques que chez les européens ou les africains), ou des cheveux raides et noirs de jais (sans tenir compte du fait que des variations existent, du presque noir au brun roux, et que les chevelures sont souvent ondulées voire crépues). Voici donc les raisons pour lesquelles un cercle avec deux points pour les yeux et un trait pour la bouche, sans marqueurs raciaux, sera perçu comme un visage « blanc » par un américain, tout comme par les personnes élevées dans d’autres cultures européennes, quel que soit leur origine.

Cependant, le Japon n’est pas, et n’a jamais été, une culture dominée par l’Europe. Ses habitants ne sont pas Différents dans leur propre pays, et par conséquent, les dessins (ou peintures, ou sculptures) de japonais, par des japonais et pour des japonais ne présentent pas, en général, de marqueurs raciaux stéréotypés. Un cercle contenant deux points et un trait sera, par défaut, japonais.
Cela n’étonnera donc personne si les lecteurs japonais considèrent sans souci que les personnages stylisés des manga (avec leurs petite mâchoire, leur nez quasi inexistant, et leurs yeux gigantesques si connus) sont également japonais. A moins qu’un personnage ne soit clairement identifié comme étranger, les lecteurs nippons les reconnaissent comme japonais, et la plupart n’imagineraient pas qu’il puisse en être autrement. Peu importe si des observateurs non-japonais pensent le contraire.
Dans un manga dont la plupart des personnages sont japonais, un étranger sera différencié par un quelconque marqueur racial stéréotypé. Par exemple, un personnage d’origine africaine pourra avoir des lèvres épaisses, ou des cheveux crépus, ou une peau foncée. Un personnage européen pourra avoir un long nez ou une mâchoire carrée.

De nombreuses personnes ne sont pas convaincues par les arguments que je vous présente. Elles insistent pour dire que les personnages de manga sont indéniablement « caucasiens », et que l’omniprésence de personnages caucasiens dans les manga et la culture populaire japonaise est un indicateur évident de la volonté japonaise de s’identifier à l’Europe de l’Ouest plutôt qu’à l’Asie de l’Est. Il est vrai qu’un certain nombre d’intellectuels occidentaux ont suggéré que les japonais actuels portent ce désir d’identification, au point de nier leur « asianitude », et d’essayer de ressembler au Centre Occidental, « blanc ».** Une preuve irréfutable de cette affirmation semble être le fait, étrange, que les personnages chinois de manga arborent souvent les mêmes marqueurs « asiatiques » (yeux bridés, cheveux noirs et raides) communs aux représentations occidentales.

Pourtant, de telles affirmations sont truffées de défauts. Tout d’abord, elles semblent découler du fait que des concepts locaux d’identité ethnique, développés dans le contexte politique chargé d’une société multi-ethnique telle que les États-Unis ou le Royaume Uni, ont été appliqués tels quels au Japon, une société étrangère. Comme si les Japonais n’étaient qu’une autre « minorité », comparée à la « majorité » américaine et européenne. L’affirmation, par les américains asiatiques, de leur « asianitude » (si tant est qu’un tel trait existe vraiment) peut être un acte politique dans la société américaine, mais elle n’implique aucune obligation, pour les Japonais ou les autres asiatiques, d’adopter cette identité.

Ensuite, l’idée d’un complexe d’infériorité japonais par rapport à l’Occident Blanc me semble reposer sur l’hypothèse largement inconsciente que les non-occidentaux envient l’Occident, et plus particulièrement sur le fantasme étasunien que tout le reste du monde veut être américain. Bien entendu, les érudits et intellectuels qui relèvent de telles tendances (imaginaires) au Japon ne les saluent pas. Au contraire, ils manifestent à cor et à cri leur désapprobation, et exhortent les Japonais à résister aux tentations de l’Ouest, à rester fidèles à leur héritage et à en être fiers. Mais lorsque j’observe avec quelle ardeur ils recherchent la preuve de ce désir de « blanchitude », et l’entêtement avec lequel ils réfutent chaque preuve du contraire, j’en conclus que leur perception de la réalité sociale passe par le filtre d’un pesant ethnocentrisme involontaire.

Enfin, ce complexe d’infériorité peut à peine être prouvé, et tout autant réfuté. Par exemple, le fait que, dans un manga, les Chinois soient stéréotypés physiquement peut être expliqué sans pour autant en conclure que les Japonais s’identifient à l’Occident Blanc. Les stéréotypes, (à l’exception des manga dans lesquels ils servent à rire ou à présenter un point de vue raciste – ce qui arrive de temps en temps) n’apparaissent en général que pour représenter une minorité au sein de l’histoire. Un personnage chinois dans un manga se déroulant au Japon possèdera des marqueurs visuels stéréotypés (et parfois aussi des habitudes linguistiques), de façon à le distinguer des personnages japonais, qui constituent la catégorie non marquée.

Fait intéressant, lorsque la majorité des personnages sont Chinois ou Européens, par exemple si l’histoire a pour cadre la Chine ou l’Europe, ceux-ci sont en général dessinés de la même manière que les Japonais dans un manga se déroulant au Japon, c’est-à-dire sans aucun stéréotype racial. Dans ce contexte, les Chinois et les Européens ne sont pas Différents, et des marqueurs de Différence seraient superflus. L’artiste présenterait le décor étranger de manière claire, au travers de noms, de tenues, de coutumes, de l’architecture, et « d’accessoires », plutôt que de s’encombrer à affubler chaque personnage de traits raciaux stéréotypés. Sa capacité à rendre les personnages distincts les uns des autres en serait limitée, et la capacité d’identification des lecteurs aux protagonistes en pâtirait. De plus, si un personnage japonais apparaît dans une telle histoire, il serait alors marqué visuellement comme tel, même si en général, cela se limiterait à des cheveux noirs et à des yeux bridés (les auteurs attendent souvent de leurs lecteurs qu’ils s’identifient à de tels personnages, et des marqueurs plus exagérés interféreraient avec cette identification).

C’est pourquoi les marqueurs raciaux des manga sont généralement relatifs. En comparaison, le dessinateur d’un comics américain qui se déroule au Japon ou en Chine représentera probablement chaque personnage avec des marqueurs raciaux stéréotypés (et probablement aussi avec des accents forcés). Peut-être est-ce dû au fait que les Occidentaux, habitués à des marqueurs raciaux standardisés et non relatifs, sont désarçonnés par le système japonais de représentation relative. Dans celui-ci, un artiste pourra représenter un personnage chinois d’une certaine façon dans une histoire (qui se déroule au Japon), et de manière tout à fait différente dans une autre (qui se déroule en Chine).

Il est vrai que les Japonais ont souvent une attitude ambivalente envers l’Occident, l’Amérique et tout ce qui n’est pas japonais. Et, oui, ils sont souvent très critiques envers leur propre société, et peuvent parfois se tourner vers d’autres cultures pour de meilleures alternatives. Mais à ces égards, ils ne me semblent pas différents des autres peuples. Il me semble qu’il y a des questions plus intéressantes à étudier, et par conséquent, je n’ajouterai rien d’autre. Je ne doute pas cependant que certains de mes lecteurs auront du mal à lâcher prise sur cette question de la volonté des Japonais à être « blancs ».


* Cf On Language, de Roman Jakobson, sous la direction de Linda R. Waugh et Monique Monville-Burston, Harvard University Press 1995

** Je dois admettre que j’avais une liste d’études universitaires me permettant d’affirmer cela, mais que je l’ai perdue et n’ai pas réussi à retrouver de telles études. J’espère qu’il faut y voir le signe d’une plus grande précaution de la part des universitaires sur de telles généralisations.